François Rabelais – 1534

 « Gargantua » – chapitre IV « De l’enfance de Pantagruel »

Mais Pantagruel estant encores au berseau fit cas bien espoventables.
Je laisse icy à dire comment, à chascun de ses repas, il humoit le laict de quatre mille six cens vaches, et comment, pour luy faire un paeslon (1) à cuire sa bouillie, furent occupez tous les pesliers de Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine (2), et luy bailloit on ladicte bouillie en grand timbre (3) qui est encores de  présent à Bourges, près du palays ; mais les dentz luy estoient desja tant crues et fortifiées qu’il en rompit dudict tymbre un grand morceau, comme très bien apparoist.

Certain jour, vers le matin, que on le vouloit faire tetter une de ses vaches (car de nourrisses il n’en eut jamais aultrement, comme dict l’hystoire), il se deffit des liens qui le tenoyent au berceau un des bras, et vous prent ladicte vache par dessoubz le jarret, et luy mangea les deux tétins et la moytié du ventre, avecques le foye et les roignons, et l’eust toute dévorée, n’eust esté quelle cryoit horriblement, comme si les loups la tenoient aux jambes, auquel cry le monde arriva, et ostèrent ladicte vache à Pantagruel; mais ilz ne sceurent si bien faire que le jarret ne luy en demourast comme il le tenoit, et le mangeoit très bien, comme vous feriez d’une saulcisse ; et quand on luy voulut oster l’os, il l’avalla bien tost comme un cormaran (4) feroit un petit poisson; et après commença à dire : « Bon, bon, bon », car il ne sçavoit encores bien parler, voulant donner à entendre que il l’avoit trouvé fort bon, et qu’il n’en failloit plus que autant.

Ce que voyans, ceux qui le servoyent le lièrent à gros cables, comme sont sont ceulx que l’on faict à Tain (5) pour le voyage du sel à Lyon ; ou comme sont ceulx de la grand nauf Françoyse (6) qui est au port de Grâce en Normandie.

1. Marmite, casserole, poêlon d’office.
2. Villedieu-les-Poêles, à proximité d’Avranches (département de la Manche en Normandie), est une ville célèbre pour la fabrication des poêles et chaudrons, tout comme Saumur pour son artisanat du cuivre.  A noter que la Haute Vallée de la Moselle, à proximité du col de Bramont (Le Thillot, Saint-Maurice-sur-Moselle, Fresse, Ramonchamp, Bussang) connaît dès le XVIème siècle une exploitation et un traitement de minerais (argent, cuivre) en pleine expansion.
3. Timbale, gobelet  ou abreuvoir en pierre pour les bestiaux de la ferme (baquet, cuve, auge en pierre pour abreuver les chevaux et autres animaux domestiques) . Le « timbre » de Bourges surnommée « écuelle de géant » se trouvait dans le palais du duc de Berry. Il était rempli de vin pour être distribué aux pauvres (note de Jean Plattard).
4. Cormoran, oiseau aquatique palmipède qui se nourrit d’une grande quantité de poissons.
5. Tain l’Hermitage, bourgade spécialisée dans la fabrication de cordes, réputées pour leur solidité. Très utile pour le commerce du sel débarqué et engrangé sur le port.
6. La « Grande Françoise » est le nom d’un gigantesque navire construit en 1520 dans la fosse de Leure à une lieue du Havre de Grâce (nom donné à la ville du Havre, en raison de la proximité de la chapelle Notre-Dame-de-Grâce), doté de solides amarres car il jaugeait plus de 2000 tonneaux. N’offrant pas un tirant d’eau suffisant, il ne prit jamais la mer. Resté comme objet de curiosité à l’entrée de la Grande Barre, il fut démantelé en 1538.

 * Texte complémentaire de Rabelais
Chapitre IV de Gargantua : « Comment Gargamelle, estant grosse de Gargantua, mangea grand planté de tripes »
L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et, si ne le croyez, le fondement vous escappe ! Le fondement luy escappoit une après dînée le troisième jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebilleaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont beufz engressez à la crèche et prez  guimaulx. Prez guimaulx  sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceulx graz beufz avoient faict tuer trois cens soixante sept mille et quatorze, pour estre à mardy gras sallez, afin qu’en la prime vere ilz eussent beuf de saison à tas pour, au commencement des repastz  faire commemoration de saleures, et mieulx entrer en vin.
Les tripes furent copieuses, comme entendez : et tant friandes estoient  que chascun en leichoit ses doigtz. Mais la grande diablerie à quatre personnaiges estoit  bien en ce que possible n’estoit  longuement les reserver. Car elles fussent pourries. Ce que sembloit indecent. Dont fut conclud qu’ils les bauffreroient sans rien y perdre. A ce faire convierent tous les citadins de Sainnais, de Suillé, de la Roche Clermaud, de Vaugaudray sans laisser arrieres le Coudray Montpensier, le Gué de Vede  et aultres voisins, tous bons beveurs, bons compaignons et beaulx joueurs de quille là. Le bon homme Grandgousier  y prenoit plaisir bien grand, et commandoit que tout allast par escuelles. Disoit toutesfoys  à sa femme qu’elle en mangeast le moins, vu qu’elle approchoit de son terme et que ceste tripaille n’estoit  viande moult louable. « Celluy (disoit il) a grande envie de mascher merde, qui d’icelle le sac mangeue ». Non obstant ces remonstrances elle en mangea seze muiz, deux bussars, et six tupins. O belle matiere fecale, que doivoit boursouffler en elle !
Après disner tous allerent pelle-melle à la Saulsaie, et là, sus  l’herbe drue, dancerent au son des joyeux flageolletz, et doulces cornemuzes, tant baudement que c’estoit passetemps celeste les veoir ainsi soy rigouller.
« Gargantua » – édition de Pierre Michel.